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Mar 1, 2017
Il y a des moments dans la vie d’un instrumentiste où rien n’y fait, ça résiste, on ne trouve pas la solution pour progresser et parvenir à un résultat convenable.
Parfois même, la motivation en fait les frais.
Alors comment faire et quelle méthode de travail adopter?
Il existe une méthode à laquelle on ne pense pas immédiatement, mais qui est d’une efficacité redoutable : travailler très lentement et suffisamment afin de donner au cerveau le temps de l’apprentissage, sans le stresser, par exemple en exigeant des prouesses irréalisables telles que restituer une page ou une grille d’improvisation sans même avoir pris le temps de l’étudier à fond, sous tous ses angles et tous ses aspects.
Plus ça résiste et plus il faut commencer très très lentement, et très très longtemps!
Après quoi, le cerveau restituera n’importe quelle oeuvre à la vitesse souhaitée, avec le sourire et dans la détente.
Et puis la lenteur est le clé du plaisir. Alors hâtons-nous lentement.
Je mets mon métronome sur quarante cinq et je travaille une partition écrite ou une improvisation sur une grille. Puis je recommence en incrémentant le métronome de cinq points, à cinquante bpm. (Beat Per Minute). Difficile de sentir l’accélération à ce tempo, et pourtant…
Je recommence le processus plusieurs fois. Entretemps, mon rythme cardiaque a ralenti, le fréquence de mes ondes alpha également, ma concentration est stable, je suis plus calme.
Le temps a passé, mais je ne lui accorde plus la même importance, il devient pure illusion, son emprise sur moi s’estompe. La voix angoissante qui susurre « tu perds ton temps » s’est enfin tue. Plusieurs heures sont encore passées mais je ne ressens aucune fatigue et mes muscles sont de plus en plus détendus, j’y veille constamment. Le placement de mes mains, poignets, coudes et doigts est devenu naturel, optimisé, afin de rendre ces derniers les plus disponibles possibles à l’instant « T », là où ils doivent se placer au mieux pour jouer sans effort. Je suis rentré dans un rythme régulier et répétitif. Mon esprit est vif et clair, disponible et éveillé. Un horizon apaisé et plein de possibles s’ouvre alors à moi.
Contrairement à la sensation du début, je ne perd pas mon temps, j’investi du temps au démarrage pour le récupérer plus tard avec en prime l’acquisition d’une base technique et musicale solide.
Car les déplacements et les doigtés sont progressivement enregistrés avec pour conséquence une relaxation et une confiance qui résout petit à petit toutes les tensions dues à l’incertitude, aux déséquilibres, à l’urgence de trouver une solution même bancale pour jouer les notes sans savoir exactement où elles se situent, ni avec quel doigté les attaquer. Idem pour les nuances, les dynamiques et les phrasés.
Mes mouvements sont réduits au strict nécessaire, mes mains ne bougent pratiquement plus, aucun geste parasite ne vient perturber le minimum requis pour jouer ce que j’improvise ou la musique écrite que j’interprète.
Je me souviens de mon professeur d’aïkido lors des randoris (combats en fin de cours) ou on l’attaquait à plusieurs à la queue leu-leu, il ne bougeait pratiquement pas, était très ancré au sol (le « Ki »), mais personne ne parvenait à le toucher car sa défense était réglée au millimètre près, un simple geste du bras très bien placé suffisait. Nous étions projetés à gauche et à droite avec la même énergie que celle qu’on utilisait pour l’attaque, énergie qui se retournait contre nous, principe de base de cet art martial sublime.
Une économie absolue de la dépense musculaire est fondamentale dans toute pratique sportive ou instrumentale.
Observez un débutant sur des skis, sur des patins à roulettes ou à glace, on a mal pour lui tellement il fait de gestes contre-productifs et dangereux!
Comment espérer programmer les bons gestes en jouant autrement que très lentement au début?
Même un tempo médium lent est encore trop élevé pour « programmer » tout ce qui est nécessaire à l’exécution parfaite d’une oeuvre.
Combien de temps et de motivation faudra-t-il ensuite perdre pour déprogrammer les mauvais gestes appris dans la précipitation d’un mauvais début?
Lors de ce genre de pratique, le corps évolue lentement. Je m’imagine et reproduit au piano un film montrant au ralenti la course d’un guépard. Je peux alors décomposer et reproduire la surextension de ses membres tendus à l’extrême qui reviennent à l’inverse se croiser au maximum, encore et encore. Je ne joue pas lentement, je simule un jeu rapide au ralenti, ce qui est très différent.
Mais ce qui est important, c’est que le cerveau fonctionne, lui, à plein régime. Une quantité très importante de paramètres peuvent être pris en comptes pendant ce travail lent. Je peux me concentrer sur la vitesse de descente des touches pour maîtriser les nuances et le toucher, fixer les doigtés, programmer les gestes et les déplacements des coudes et des poignets, les écarts latéraux des doigts (les empreintes) pour jouer les accords , le fait de bien prendre la touche au milieu à chaque attaque.
A ce propos, j’imagine par exemple, lors de cette méditation en action, que je tire à l’arc. Peu importe que je regarde ou pas la cible, en l’occurrence le milieu de la touche visée. Je la mentalise. Lorsque je décoche la flèche, je sais qu’elle va parvenir au but car c’est au moment où j’en ai eu la vision interne.
Idem pour le placement rythmique. Là aussi le concept de « milieu » du temps, ou légèrement « en avance », ou légèrement « derrière » le temps est à l’oeuvre. Le métronome servant de repère-étalon pour tester différentes solutions de placement rythmique alternatives, mais toujours maîtrisées.
Le métronome impose également de respecter les divers stades d’augmentation de la vitesse sans céder à la tentation de jouer trop tôt trop vite et de perdre le contrôle, d’être « joué » par ses doigts.
Ce qui est remarquable, c’est que tout ceci constitue un apprentissage extrêmement précis car, au même moment, le corps et l’esprit fusionnent et apprennent en mémorisant tout, comme si nous étions devenus un magnétophone. Tout ceci sera restitué dans la vitesse, on a peine à y croire au début. C’est comme reculer pour mieux sauter.
Lors de l’exécution finale, l’anticipation sera la clé indispensable pour pouvoir « voir venir » et résoudre d’éventuels problèmes dûs à quelques millisecondes de déconcentration, d’hésitation, de mini trou de mémoire. C’est un peu comme la mémoire tampon d’un lecteur video en ligne. La barre de chargement est en avance par rapport à celle de la lecture. De temps en temps l’intervalle entre les deux se rétrécit quand le chargement stoppe momentanément alors que la lecture se poursuit à une vitesse stable. Mais lorsque la barre de lecture rejoint celle du téléchargement qui s’est complètement arrêtée, il n’y a plus d’espace pour la mémoire tampon, et la lecture video stop net.
Lorsque l’on joue « au tempo », que ce soit improvisé ou non, un manque d’anticipation nous met « en danger » permanent et créé de la tension invalidante. Impossible de corriger à l’avance quoique ce soit, on évolue à tâton, le nez sur l’obstacle, sans le recul indispensable pour résoudre les problèmes que l’on voit pourtant venir.
Cette anticipation peut être de l’’ordre de quelques millisecondes jusqu’à quelques mesures, voire plus encore. Il peut même y avoir plusieurs plans d’anticipation différents et superposés en simultané afin de prévoir également la forme à venir, les plans de nuances, les modifications de couleur ou tout événement qui va rendre l’exécution intéressante.
L’anticipation est également la base de l’art du déchiffrage…et de la gestion en général.
Cette anticipation se travaille, s’apprend, se programme. On habitue notre cerveau à anticiper en même temps qu’on apprend les notes, les accords et les doigtés. L’anticipation doit devenir un réflexe au même titre que tout le reste. C’est notre assurance. Anticiper doit être une tâche de fond présente lors de tout processus d’apprentissage et ce, dès le début.
Or, dans la lenteur, cet apprentissage de l’anticipation nécessite parallèlement d’accélérer le processus de la pensée, de la mentalisation.
Si bien que l’on se retrouve à gérer plusieurs plans de vitesses différents et simultanés : ceux de la lenteur d’exécution des muscles, des doigts, coudes, poignets et mains d’une part, ceux de la pensée en action a contrario rapide et ceux de tous les éléments que l’on veut inclure dans le dossier « anticipation » d’autre part.
Ces derniers peuvent se situer dans une réalisation à courts ou moyens termes et réclamer un traitement plus ou moins rapide par la pensée, voire ultra rapide lorsqu’il s’agit de haute virtuosité ou de superposition de contrepoints lors d’une improvisation.
Cette superposition de plusieurs vitesses est un phénomène que l’on peut retrouver dans beaucoup d’autres domaines de la vie quasiment à l’identique. Nous évoluons probablement dans une onde sinusoïdale lente, dans laquelle s’incrustent d’autres sinusoïdales à multiples fréquences. Prenez par exemple les mouvements qu’effectue la terre dans sa rotation autour du soleil. Elle oscille de tous côtés, tourne sur elle-même, tourne autour du soleil, le tout forcément à des fréquences différentes et simultanées.
Ou bien visualisez les rythmes de nos vies et leur différentes fréquences, représentez-vous sur un schéma imaginaire leurs cycles en terme de secondes, minutes, heures, journées, semaines, mois, années, décennies, siècles, vie, etc…Maintenant, superposez tout ceci sur un instant « T ». Le concept de temps horizontal n’existe plus. Dans cette méditation, le temps se conçoit de manière verticale. Tout existe ici et maintenant, et, si l’on va au bout de ce concept, l’instant est parfait.
Et, pourquoi pas, l’espoir peut enfin renaître! Puisque « avant » on y peut plus rien, et « après », on ne sait rien encore.
Dans ce cas, pourquoi se presser? Pourquoi ne pas apprécier pleinement et faire durer le plus longtemps possible cet instant parfait?
En psychologie cognitive, on sait bien que derrière le message « dépêche-toi » se cache un autre message : « n’aies pas de plaisir »!
Dans ces conditions, inutile de se demander pourquoi on perd la motivation.
Essayez de vous promener pour une fois lentement, très très lentement dans la rue, flannez sans but et observez tout autour. Observez également ce qui se passe en vous une fois passée la sensation étrange du début.
Le monde vous sourira d’une manière inhabituelle, les choses s’offriront à votre attention, vous entrerez dans le mode de l’observation et non plus dans celui de l’action.
De cette manière, vous vous rendez disponible, et c’est justement là que réside la condition indispensable pour parvenir à se concentrer.
La concentration n’est pas un enfermement sur soi-même, mais au contraire une ouverture et une disponibilité paisible au monde qui nous entoure.
Laissez donc vos doigts exécuter les ordres de votre cerveau à qui vous avez laissé le temps d’apprendre, tandis que vous méditez dans une attitude contemplative, disponible, imaginative, libérée des peurs et des tensions, et ouverte au plaisir ressenti grâce à cette lenteur en réalité toute relative.
Dans ces conditions, pratiquer sera un plaisir, et y retourner, une urgence!
Pour travailler comme ceci trois préludes et fugues de Bach, il m’a fallu environ deux heures par tranche de tempo. En partant de quarante cinq bpm et en incrémentant de cinq bpm à chaque reprise de l’ensemble, j’ai casé quatre passages de l’intégrale dans la journée, de quarante cinq à soixante cinq à la croche, soit environ huit heures de pratique sans fatigue!
Je recherchais la perfection, l’égalité absolue des attaques, et la possibilité de me concentrer ultérieurement sur l’interprétation uniquement, sans penser du tout aux notes du texte. Ces dernières devant être entièrement « automatisées ».
Le résultat au bout d’une dizaine de jours a été phénoménal! Je me suis mis à jouer à grande vitesse les trois préludes et fugues. Tout coulait de source, égal, sans aucune fausse note, avec une maîtrise intégrale de tous les paramètres. Je voyais mes doigts jouer à toute vitesse, mais cette fois-ci, ma pensée était totalement disponible et allait lentement, calmement, et ça m’a fait éclater de rire tout en jouant…la dernière fugue du clavecin bien tempéré avec ses trilles redoutables!
A partir de ce stade, j’ai pu me consacrer totalement à l’interprétation, et là, je me suis bien régalé!
Tout ceci vous paraît incroyable? alors testez sur une dizaine de jours ce remède de cheval sur quelques pages difficiles qui résistent, ou bien sur une grille d’impro particulièrement rébarbative, ou toute autre pratique sportive, artistique ou autre.
Après tout, qu’est-ce que dix jours à l’échelle d’une vie de pratique laborieuse?
• Mettre le métronome à quarante cinq sur les demi-temps ou sur les temps faibles (les deuxièmes croches ou les temps deux et quatre) ou bien sur tous les temps au choix.
• Jouer ces pages ou improviser sur cette grille (ou sur quatre ou huit mesures en boucle uniquement, au choix) en se concentrant sur la perfection des notes, du son et des mises en place, les placements, la décontraction, la fluidité etc… travailler l’anticipation! Entrer gentiment dans cet univers d’extrême lenteur, dans cette méditation inhabituelle.
• Repérer immédiatement les passages qui ne fonctionnent pas et les refaire plusieurs fois à ce tempo très lent jusqu’à ce que la fluidité soit ressentie et qu’une lecture intégrale soit faite sans aucune faute à ce tempo.
• Une fois que le tout est joué sans faute à ce tempo, valider et augmenter la vitesse de cinq points sur le métronome
• Recommencer encore et encore jusqu’à parvenir à un tempo médium lent (env. soixante dix bpm peut-être?). Surtout, ne pas aller au-delà.
• Refaire pareil en repartant à quarante cinq bpm le lendemain et le sur lendemain pendant une semaine à dix jours tous les jours sans jamais jouer au tempo rapide pour ne pas détruire ce qui se fabrique en « enregistrant » des défauts à notre insu.
Eh ben voilà, je comprends en vous lisant que tous les musiciens y passent, par cette phase (ouf, pas que moi…). Votre description du « problème », les analogies, la solution et la posologie sont convaincantes et motivantes. Je m’egarais effectivement dans une recherche de performance et dans le jugement. Je vais essayer en choisissant deux ou 3 pièces qui me posent ces problèmes de lecture, regularité, concentration et surtout vitesse (sur du Bach ;+) ; D’avance merci d’avoir partagé ces conseils, j’avais du mal à trouver ce qu’il est bon de faire pour dépasser ce palier.
je reviens dans 10 / 20 jours vous dire ce que ça a donné ; je jouais de la clarinette, je me passionne depuis le covid pour l’ewi, (ce qui n’arrange rien car il y a toujours un léger delai).
Je suis totalement fan de votre article. L’éloge de la lenteur, c’est une méthode formidable de travailler. On n’y pense pas, mais tout va très vite dans le monde d’aujourd’hui, et rarement avons-nous, ou donnons-nous le temps pour digérer.
J’ai souvent entendu parler du travail de longue haleine, et de chaque jour — si l’on veut amener des petits à travailler la musique, un jeu de cartes pour apprendre la musique est peut-être le meilleur moyen de soutenir ce travail répétitif, non ? Qu’en pensez-vous ?
Bonjour Noah,
merci pour votre commentaire!
Le jeu est toujours un excellent moyen d’apprendre donc pourquoi pas avec des cartes. Mais pour le rythme, l’expérience corporelle est indispensable.