La musique est un besoin vital, selon Emmanuel Bigand, professeur chercheur en neurosciences cognitives à l’Université de Bourgogne. Avec la neuroscientifique Barbara Tillman, il publie ces jours-ci l’ouvrage « La symphonie neuronale – Pourquoi la musique est indispensable au cerveau ». Rencontre.
France Musique : Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à ce qui se passe dans le cerveau par rapport à la pratique musicale?
J’ai commencé par faire de la musique quand j’étais petit, bien avant de m’intéresser à des problèmes de psychologie. Et ensuite, en faisant ma thèse de psychologie cognitive à Paris, j’allais beaucoup au concert de l’orchestre Intercontemporain et j’écoutais les conférences de Pierre Boulez. Cela m’a poussé à m’intéresser à la psychologie de la musique contemporaine qui pose beaucoup de questions aux auditeurs déroutés par ses formes, et à poser des problèmes de perception de la musique.
Qu’est ce qu’il se passe dans notre cerveau lorsque l’on écoute de la musique? Je me suis rendu compte que la musicologie décrivait les structures qui étaient dans les partitions, mais pas du tout les structures que notre oreille entendait et qui étaient dans notre tête. Je me suis donc posé la question : « quel est le lien entre les deux ? »
À ce moment-là, dans les années 1990, on ne savait pas encore comment regarder dans le cerveau. Et ensuite, quand on a eu accès à l’IRM, on a regardé comment le cerveau traite ces structures-là, comment les neurones traitent la musique pour ainsi dire, et on a été époustouflé parce que nous avons découvert des choses que l’on n’imaginait pas du tout.
Les enjeux ont été à la fois des enjeux de recherche fondamentale parce qu’on a compris que cela veut dire que la musique a vraiment une importance dans l’évolution de l’humanité, qui va au-delà d’une activité de culture ou de loisirs. La musique a probablement joué un rôle beaucoup plus important pour le façonnement de notre cerveau et l’évolution de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains. C’était une problématique un peu philosophique, mais que l’on peut aborder avec les neurosciences. Prenons certaines pathologies cérébrales, par exemple, comme la maladie d’Alzheimer, qui détruisent beaucoup d’habiletés cognitives, alors qu’elles laissent préservée la musique. Evidemment, cela nous interpelle : quel est le rôle de cette activité dans le développement de notre espèce ?
Evidemment, les applications sociétales de ce type de questions sont énormes. Parce que si on peut, grâce à la musique, avoir accès à des structures cérébrales qui sont atteintes ou que l’on pourrait réorganiser, ça donne de nouvelles perspectives pour la prise en charge de ces pathologies.
Effectivement, vous parlez de la symphonie neuronale quand vous parlez des effets multiples de la musique sur le cerveau…
Oui, de la symphonie neuronale, parce que lorsqu’on a regardé dans le scanner toutes les zones qui étaient activées par la musique, on s’est rendu compte qu’il s’agit vraiment des régions très dispersées dans le cerveau. Prenons la pratique instrumentale : vous jouez d’un instrument, qu’est-ce qui se passe ? Vous avez une action motrice, un contrôle auditif du son qui est produit, une planification de l’action, que ce soit planification motrice ou une anticipation des structures. Donc là, ça fait intervenir le cortex moteur, le cortex frontal pour tout ce qui est anticipation des événements. Si vous lisez une partition, ça fait intervenir les aires visuelles du cortex.
Puis, la musique a cette dimension temporelle qui est si importante : le rythme. La musique est précise à la milliseconde près si on regarde en détail. Vous avez des structures cérébrales qui sont très importantes pour ce traitement rythmique. Enfin, en général, on fait de la musique pour vivre une émotion. La musique est expressive. Vous avez le système limbique qui est actif, qui produit des émotions. L’amygdale est active, les noyaux accumbens sont actifs. Donc, on a vraiment une activité qui prend la tête.
Et la spécificité de cette activité, c’est de stimuler ces réseaux neuronaux avec une exigence temporelle très grande. Tous ces réseaux neuronaux doivent décharger des informations dans des rythmicités temporels qui sont corrélées. Quand la musique est là, ça se synchronise. Et cette synchronisation a un impact sur la neuro-plasticité – c’est à dire la création de nouveaux neurones, puisque des neurones qui travaillent en synchronie améliorent leurs connexions synaptiques.
Donc on aura des effets de cette plasticité induite par la musique pour des activités qui ne sont pas musicales. Et c’est ce que l’on observe très clairement dans toutes les études qui ont été faites sur le développement des acquisitions chez les enfants, par exemple. On se rend compte que la pratique musicale, indépendamment d’autres facteurs tels que le milieu socio-culturel des enfants, etc. est la cause directe de la facilité d’acquisition. Donc, on pense que cela vient du fait que la musique est une activité qui engage complètement le cerveau.
Est-ce que notre cerveau est aussi impliqué si nous écoutons simplement la musique ?
Alors évidemment, plus on est engagé, plus on est acteur, plus cet engagement est total. Mais même si on écoute tout simplement de la musique, on peut bénéficier de cette neuroplasticité. Ça a été démontré chez des enfants, mais aussi chez des adultes qui avaient des lésions cérébrales, notamment.
Pour autant, on va pas dire qu’il faut inscrire son enfant au conservatoire pour le rendre intelligent. Si l’enfant a envie de faire la musique, il faut qu’il en fasse . S’il n’y a pas de plaisir, la neuro-plasticité ne va pas se faire parce qu’il n’y aura pas d’attention portée sur l’activité, donc on va perdre tous les éléments qui sont essentiels pour que cette symphonie neuronale se mette en place. D’une certaine façon, un orchestre avec des musiciens qui ne ressentent aucun plaisir, je ne pense pas qu’il joue très bien.
Vous avez une jolie formule. Vous dites que l’enfant naît musical, et le vieillard meurt musical. D’où vient-elle ?
C’est simplement des observations que j’ai faites en tant que chercheur ayant travaillé avec des enfants tout jeunes et même avec des enfants en grande prématurité. J’ai été frappé de voir l’impact de la musique dès les premières minutes de la vie, mais même avant que l’enfant soit véritablement prêt à rentrer dans la vie. Les études, notamment sur les grands prématurés, sont assez extraordinaires.
De ce point de vue là, elles nous montrent qu’il y a une prédisposition immédiate pour les informations musicales et toutes nos observations convergent pour penser qu’il y a une prédisposition de l’espèce humaine à utiliser la musique comme un marqueur d’attachement à l’autre. Et l’attachement à l’autre quand on est un grand prématuré, même quand on est un enfant né à terme, c’est vital. Simplement, s’il n’y a pas cette sécurité affective, l’enfant ne se développe pas, se développe mal ou, dans le pire des cas, meurt.
Donc, il y a un enjeu adaptatif essentiel dans ces premières phases, là où la musique joue un rôle de toute évidence crucial. Et ce qui m’a frappé en ayant travaillé avec des patients Alzheimer dans des stades avancés de la maladie, c’est l’impact que la musique continue à avoir sur eux et la nécessité impérieuse pour eux d’entretenir des relations avec les autres par l’intermédiaire de la musique. J’ai résumé ça dans une formule : les petits ne parlent pas encore, mais ils chantent déjà, et les âgés ne parlent plus mais chantent encore. Ce jeu de formule explique véritablement l’impact de la musique tout au long de la vie des individus. Et ce n’est pas un hasard si la musique est un moyen de marquer l’attachement initial. Ça reste un moyen d’attachement aux autres qui est présent toute la vie. Et lorsque la vie nous réserve des mésaventures ou des moments difficiles, comme ce qu’on a vu pendant la crise de la Covid-19, la musique joue un rôle extrêmement important, elle est un facteur de cohésion. C’est ce qu’on a pu constater : il y avait des tas de moyens de communication qui étaient perdus, les gens ne pouvaient pas se voir, encore moins se toucher, il ne restait que le son qui traverse les distances et qui a le pouvoir de fédérer des groupes beaucoup plus grands que le langage. Et les gens se sont massivement mis à faire de la musique sur les fenêtres ou sur les balcons ou sur les réseaux sociaux. C’est un besoin de mise en relation par le son qui s’est exprimé. Cela en dit long sur la place de la musique dans l’humanité et aussi son impact sur nos cerveaux.
On a l’impression que les laboratoires sont extrêmement dynamiques et qu’il se passe beaucoup de choses au niveau de la recherche quand on parle des bénéfices de la musique dans le domaine de la santé ou de l’éducation. Est-ce que vos conclusions font bouger les lignes, influencent les décisions politiques ?
Pour tout dire, les travaux de la communauté scientifique sont vraiment bien accueillis dans le domaine de la santé pour une raison simple, c’est que dans nos équipes de recherche, il y a souvent beaucoup de cliniciens qui sont soit médecins, soit neurologues, soit neuropsychologues. Ils ont à la fois une sensibilité claire pour les problématiques cliniques et ils voient bien les avancées de la recherche fondamentale que le domaine de la musique permet d’utiliser. Notamment, par exemple pour la prise en charge des patients Alzheimer. On a vraiment beaucoup d’actions qui ont été faites : des associations pour développer la la musique chez eux et dans le milieu clinique. Pareil pour la maladie de Parkinson. On a des applications musicales, des dispositifs technologiques qui ont été développés pour pouvoir aider les patients parkinsoniens par des stimulations musicales qui ont l’avantage énorme d’être non invasives et qui, en plus, peuvent être agréables pour le patient.
Pareil dans le domaine de la rééducation du langage, des troubles aphasiques ou des troubles développementaux comme la dyslexie. Dans le domaine de l’éducation, on a un très bon accueil à différents niveaux. D’abord parce que des professeurs de musique n’étaient pas vraiment considérés, ils ne comprenaient pas trop quelle était leur place et leur fonction, leur importance dans une société où la musique est majoritairement considérée comme un loisir un peu superfétatoire. C’est sûr que le discours scientifique qui consiste à revaloriser l’importance de ces activités musicales pour l’épanouissement des compétences psychologiques en général, qu’elles soient cognitives ou socio-affectives, est évidemment très apprécié par les enseignants de la musique, qu’ils soient au ministère de la Culture, des professeurs du Conservatoire ou qu’ils soient au ministère de l’Éducation.
Par contre, c’est difficile d’accéder directement au monde politique. Il y a des ouvertures manifestes de la classe politique à ces problématiques. On peut même dire qu’en France, les actions de notre ministre comme « La rentrée en musique » et « La chorale au collège » vont dans ce sens là. Mais lorsque notre ministre Jean-Michel Blanquer a mis en place une cellule de réflexion neuroscientifique sur l’éducation en lien avec le Plan des 1 000 premiers jours de l’enfant, il a convoqué les spécialistes du langage mais il n’y a personne qui a été même invité une seule fois pour parler des effets bénéfiques de la musique. Ça, c’est quand même vraiment étrange. Les 1000 premiers jours, c’est vraiment important dans le développement de l’enfant. Or, c’est la période où l’enfant ne parle pas. Par contre, il fait beaucoup de musique. J’espère que ça va évoluer parce que ça traduit une méconnaissance manifeste des études qui ont été faites en neurosciences de la musique depuis les 20 dernières années.